Rhâââ !! Enfin ! Après trois mois de lecture, je viens de terminer la trilogie martienne de Robinson dont voici la critique pour le défi de Littératures de l'imaginaire sur les 5 continents.
La trilogie martienne : Mars la Rouge - Mars la verte - Mars la bleue, de Kim Stanley Robinson (2006)
Omnibus/SF (édition intégrale avec une préface de l'auteur), 1650 pages, ISBN2-258-07022-8
Traduit de l'américain par Michel Demuth et Dominique Haas (Red Mars, 1993), Michel Demuth (Green Mars, 1993) et Dominique Haas (Blue Mars, 1996)
L'auteur
Kim Stantley Robinson, né le 23 mars 1952 dans l'Illinois, suit des études de littérature et obtient son doctorat en lettres anglaises à l'Université de Californie de San Diego en 1982 avec une thèse très remarquée Les romans de Philipp K. Dick. Sa première œuvre de fiction, la trilogie des Trois Californie, pas entièrement traduite en français, est empreinte d'un profond souci d'écologie et de développement social et d'une documentation scientifique très poussée, thèmes qui marqueront toute son œuvre.
Il obtient la consécration dans les années 90 avec la Trilogie martienne, sur la terraformation de Mars dans les deux cent prochaines années, devenue un classique de la science-fiction, mais aussi S.O.S. Antartica (1997) et les Chroniques des Années Noires (2002). Marié et père de deux enfants, il réside actuellement à Davis en Californie, où il œuvre à sa nouvelle trilogie, consacrée aux catastrophes liées à un réchauffement climatique.
Les romans
Mars la rouge (Prix Nebula et British S.F Award 1993) : 2026, cent colons sont envoyés sur Mars poser les bases de la colonisation. Cent scientifiques, aventuriers, ingénieurs, médecins – et un passager clandestin – en complète autarcie les vingt premières années, qui auront à affronter un monde vierge, hostile, et terriblement beau. La pression d'une Terre surpeuplée et de multinationales avides de profits poussent à la terraformation et les projets pharaoniques se succèdent : densification et réchauffement de l'atmosphère, adaptations génétiques à la vie sur Mars, construction de cités sous tente, installation d'un ascenseur spatial... Et alors que les Cent Premiers se déchirent dans des luttes d'influence et de pouvoir, d'autres colons s'installent. Mais l'assassinat de John Boone, légende vivante en tant que premier homme à avoir posé le pied sur Mars et figure emblématique de la marsification des esprits, et la pression démographique sur un monde encore inadapté à l'homme, poussera au Soulèvement de 2061, une révolte désorganisée et vite réprimée par la Terre, dans une violence inouïe.
Mars la verte (prix Hugo et Locus 1994) : une trentaine d'année après le Soulèvement, la colonisation industrielle a continué et les Cent Premiers, devenus hors-la-loi vivent en autarcie dans la calotte antarctique. Des premières générations autochtones émerge de nouveau le désir d'indépendance d'une Terre aux mains des Métanationales, conglomérats d'entreprises ayant les États à leur botte. Car le modèle capitaliste n'a pas cours sur la nouvelle Mars : un traitement contre la sénescence rendant presque immortel, une faible densité de population et un nouveau modèle économique contribuent à l'émergence d'une nouvelle société égalitaire. Guidés par les Cent Premiers survivants, les différentes factions révolutionnaires se liguent en 2128 dans une nouvelle révolution, pacifique cette fois, profitant de la viabilité à basse altitude sur leur planète et d'une catastrophe climatique qui chamboule les institutions terriennes. L'indépendance est accordée et une Constitution Martienne est adoptée.
Mars la bleue (prix Hugo et Locus 1997) : le dernier roman se déroule dans les cent années qui suivent l'indépendance, et suit les luttes de pouvoir sur Mars, qui s'isole dangereusement d'une Terre de plus en plus surpeuplée. Les gouvernants passent des alliances avec les autres colonies du système solaire – Mercure, Vénus, les astéroïdes, les lunes de Jupiter, Saturne et Uranus commençant en effet à être peuplés grâce à l'invention de fusées pulsées qui réduisent considérablement les distances. Les modérés assistent impuissants à cette fermeture de Mars, entraînant une immigration clandestine et des problèmes d'assimilation des migrants. Mais les Cent Premiers reviendront une dernière fois sur le devant de la scène, pour une troisième révolution, menant à la pacification du système solaire, tandis que les premiers colons intersidéraux sont envoyés vers le Alpha du Centaure...
Mon avis
« Demain. Cent pionniers s'envolent pour Mars. » Le décor est planté et commence une formidable épopée. Rares sont les œuvres de cette ampleur, les ouvrages de science-fiction si documentés et les anticipations si profondes (l'auteur a passé près de 17 années à ses recherches). L'auteur ne ménage pas le lecteur : il n'évite aucun domaine, n'écarte aucune conséquence de ses inventions, passant aisément de la physique à la biologie, de l'économie à la psychanalyse, de l'écologie à l'ingénierie ou des mathématiques à la philosophie. Certes le style est parfois un peu technique et les exposés didactiques qui se succèdent parfois un peu trop fréquemment peuvent lasser, mais ils participent d'une sensation unique une fois que le livre se referme, un mélange entre la satisfaction et le soulagement d'avoir terminé et la certitude d'avoir grandi par le voyage opéré. Les perspectives sont tout à fait crédibles, et je dois louer l'auteur en tant que scientifique, spécialiste en mathématiques et assez calé en physique et en biologie, car s'il spécule sur les découvertes et inventions futures, elles sont toutes franchement probables et « hypothétiquement sérieuses », d'autant plus crédibles que ses explications sont claires et pédagogiques, ce qui est remarquable dans un ouvrage tout public (et en tant que pédagogue, j'admire la qualité de la vulgarisation sur les sujet les plus techniques, tels que la théorie des cordes, l'épistémologie ou la neurobiologie).
L'auteur procède par le biais de l'alternance des personnages « points de vue » : chaque roman est divisé en une douzaine de chapitre, chacun narré à la troisième personne mais entièrement centré sur un personnage dont on explore régulièrement les états d'âmes, ce qui procède d'une universalité du propos et fait varier les domaines d'étude dont les personnages sont spécialistes. Robinson fait en outre varier le style en fonction de la psychologie du personnage : très technique, construit et curieux de tout pour Saxifrage Russell, le savant fer de lance de la terraformation, ou Art Randolph, transfuge des métanationales et habile politique et sociologue ; souple et passionné pour les femmes, qu'elles soient centrées sur l'Art et la tragédie comme Maya Tatoivna ou sur le désespoir de voir Mars la Rouge se transformer pour la géologue Ann Clayborne (mon Dieu la beauté terrifiante des descriptions des inondations géantes et glissements de terrain meurtrier à la fin de Mars la Rouge...) ; amical, centré sur l'humain, la communication, la joie de vivre, pour les martiens, John Boone, Nirgal et Zo Boone, régulièrement hallucinés selon leurs obsessions (respectivement la drogue, la course à pied et le sexe)... Je ne reprocherais qu'une chose à ce système, c'est de ne pas varier suffisamment à mon goût : en effet on revient souvent dans les deux derniers tomes sur les personnages de Sax, Maya, Ann et Nirgal, ce qui, bien que les personnages soient très forts et rudement bien marqués, nuit à mon sens à ce que j'ai appelé plus haut « l'universalité du propos » (puisque du coup j'ai eu l'impression de voir mes horizons se refermer : la partie sur Zo Boone, la seule sur un individu de la quatrième génération indigène, passionnante quand aux descriptions de l'évolution des mentalités humaines, était très courte, et on revient de suite aux Cent Premiers, sombres vieillards trop proches de nous).
Ce qui m'amène à un autre point fort du livre : les personnages en eux-même. Robinson sait les faire vivre avec intelligence et beaucoup d'émotion, dans un univers pourtant étouffant de technicité. Peu d'auteurs de S-F peuvent s'en vanter à mon avis (Herbert ou Asimov sont de ceux-là, et c'est bien un des défauts de Clarke) et c'est une vrai force de son œuvre, qui acquiert ainsi une extraordinaire humanité. Comme pour l'aspect pédagogique qui donne son cachet à l'aspect scientifique, la force des caractères, par lesquels on voit l'action, ne l'oublions pas, permet au lecteur de rentrer dans le nouveau monde martien. Il voit des humains, de véritables hommes et femmes, avec des obsessions semblables et donc compréhensibles, portés par l'histoire, et par identification adhère de toute son âme aux prospectives utopistes qui mènent la trame de fond historique de la trilogie.
Car un aspect des plus intéressants pour moi a été, en plus des extrapolations scientifiques, les thèses sur les crises historiques et les étapes du développement humain (de la féodalité au capitalisme puis du capitalisme à la démocratie), excessivement intéressantes. Loin de se cantonner aux seules sciences, l'auteur développe en effet de nouvelles branches des sciences politiques et de l'économie. Préoccupé par la place de l'homme dans la Nature et la Société, il construit sous nos yeux une utopie qui se développe de par la position exceptionnelle de Mars, devenant une nouvelle Amérique. Imaginant une humanité libérée du capitalisme, soucieuse d'un développement harmonieux, du bien-être des individus qui la compose, dans une économie d'échange et de partage, garantissant certains services liés aux droits fondamentaux, et ce contre la simple recherche de profit, Robinson cherche à montrer qu'il peut exister un monde meilleur que celui que nous proposent nos dirigeants actuels (et je ne parle pas que des dirigeants politiques, mais aussi de philosophes, économistes et patrons d'entreprises). C'est là œuvre d'humaniste, par un moyen unique, la science-fiction, qui se montre ainsi une fois de plus un des outils de prospective littéraire, scientifique, philosophique et politique de premier rang (il est grand temps que certains esprits l'admettent !!!). Donc un grand merci à monsieur Robinson pour cette œuvre que je classe dans les rangs des plus grands livres de S-F catégorie « Prospectives futuristes » (un mélange de Hard Science, d'anticipation à long terme et de Space Opera en général) que j'ai pu lire, tels que Les Seigneurs de l'Instrumentalité de Smith, le triple cycle Robot-Trantor-Fondation d'Asimov ou Demains les chiens de Simak.
Extrait
« L'objectif n'est pas de faire une autre Terre. Ni un autre Alaska, un autre Tibet, pas plus qu'un nouveau Vermont, une nouvelle Venise, un nouvel Antarctique. L'objectif est de faire quelque chose de neuf et d'étrange, quelque chose de martien.
En un sens, nos intentions ne comptent même pas. Même si nous essayons de fabriquer une autre Sibérie, un autre Sahara, ça ne marchera pas. L'évolution ne le permettra pas, et pour l'essentiel il s'agit d'un processus évolutif, d'un effort qui se situe au-dessous de l'intention, comme quand la vie a miraculeusement sauté hors de la matière, ou quand elle a rampé hors de la mer pour atteindre la terre.
Une fois encore, nous luttons dans la matrice d'un monde nouveau. Bien sûr, tous les gabarits génétiques de notre biote sont terrestres. Les esprits qui les ont conçus sont terrestres. Mais le terrain, lui, est martien. Et le terrain est un ingénieur généticien tout-puissant, qui détermine ce qui va croître ou pas, qui dirige les différenciation progressives, et donc l'évolution des espèces nouvelles. Et au fil des générations, tous les membres d'une biosphère évoluent ensemble, s'adaptant au terrain en une réponse commune et complexe, une capacité d'auto-adaptation créative. Ce processus, quelle que soit la mesure dans laquelle nous y intervenons, échappe pour l'essentiel à notre contrôle. Il y a mutation des gènes, évolution des créatures : une nouvelle biosphère émerge et, dans le même temps, une nouvelle noosphère. Et, à terme, les esprits des concepteurs, comme toute chose, auront été irréversiblement changés. » (Mars la verte).
[Une chronique de lecture de Jeff]