Fictions, de Jorge Luis Borges
Gallimard, Folio, 1974, 185 pages, ISBN 978-2070366149
Titre original : Ficciones, 1944
L'auteur
Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo naît à Buenos Aires le 24 août 1899, dans une famille cosmopolite d'avocats et de professeurs. Sa famille voyage beaucoup après la Première Guerre Mondiale, et il poursuit ses études supérieures à Genève, Barcelone, Marjorque, Séville, Madrid... commençant ses premiers travaux poétiques et littéraires.
Il revient en Argentine en 1921, où il entreprend de multiples activités : création de revues, traduction, poésie, essais, polars, chansons... C'est à la fin des années 30 qu'il commence à se faire connaître, principalement grâce à ses contes et nouvelles, dans leur majorité d'inspiration fantastique.
Après une occultation officielle par le régime péroniste, il est nommé directeur de la Bibliothèque Nationale en 1955, date à laquelle il devient définitivement aveugle par le biais d'une maladie familiale. Sa recommée devient internationale dans les années 60, notamment par l'obtention de prix prestigieux, tels que le Prix Formentor en 1961, le Prix Cervantes en 1979, la Légion d'honneur en 1983...
Il se marie une première fois en 1967, pour divorcer trois ans plus tard. Après la mort de sa mère en 1975, il voyage à travers le monde, et ce jusqu'à la fin de sa vie. Ses dernières années, il vit avec son assistante, Maria Kodama, avec laquelle il se marie en 1986. Il meurt d'un cancer à Genève quelques mois après.
L'œuvre (présentation de l'éditeur)
Sans doute y a-t-il du dilettantisme dans ces Fictions, jeux de l'esprit et exercices de style fort ingénieux. Pourtant, le pluriel signale d'emblée qu'il s'agit d'une réflexion sur la richesse foisonnante de l'imagination. Au nombre de dix-huit, ces contes fantastiques révèlent, chacun à sa manière, une ambition totalisante qui s'exprime à travers de nombreux personnages au projet démiurgique ou encore à travers La bibliothèque de Babel, qui prétend contenir l'ensemble des livres, existants ou non.
La multitude d'univers parallèles et d'effets de miroir engendrent un 'délire circulaire' vertigineux, une interrogation sur la relativité du temps et de l'espace. Dans quelle dimension sommes-nous ? Qui est ce 'je' qui raconte l'invasion de la cité dans La loterie de Babylone ? En mettant en vis-à-vis le Quichotte de Ménard et celui de Cervantès, lit-on la même chose ou bien la décision de redire suffit-elle à rendre la redite impossible ?
Il n'est pas certain que l'on ait envie d'être relevé du doute permanent qui nous habite au cours de cette promenade dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent. On accepte volontiers d'être les dupes de ces Artifices, conçus comme le tour le plus impressionnant d'un prestidigitateur exercé. -- Sana Tang-Léopold Wauters
Mon avis
Vous l'aurez compris, il s'agit là d'un recueil de nouvelles fantastiques pour le moins frappant. Il se compose de 17 récits, articulés en deux parties : Le jardin aux sentiers qui bifurquent (1941), plutôt axé sur les jeux littéraires et historiques, qui rapprochent à mon sens Borges des jeux oulipiens, et inversement, et Artifices (1944), sur des thèmes plus sombres et intimistes. Je ne vais pas commenter chacun d'eux, seulement dire deux ou trois mots des quelques-uns qui m'ont particulièrement frappé.
Beaucoup de récits sont des critiques d'auteurs ou de livres imaginaires, tels que Tlön, Uqbar, Orbis Tertius où un livre fictif devient réel au point de prendre le pas sur l'Histoire, L'approche d'Almotasim, Examen de l'œuvre d'Herbert Quain, ou l'excellentissime Pierre Ménard, auteur du Quichotte où Borges raconte la prouesse littéraire d'un auteur français, Pierre Ménard, qui a volontairement, et sans lire le texte original, réécrit à l'identique l'œuvre de Cervantès. Sans se départir d'un humour à froid génialissime, Borges en conclut que cette version moderne, qui bien que rigoureusement similaire, est supérieure à l'originale puisque si Cervantès s'exprime dans un langage commun pour un Ibère du siècle d'or, Pierre Ménard lui a opté pour un espagnol archaïsant pour son époque, dans une tentative de reconstruction historico-littéraire absolument unique.
La bibliothèque de Babel est quant à lui le récit autobiographique d'un bibliothécaire dans un monde étrange qui n'est qu'une gigantesque bibliothèque, superposition d'étages hexagonaux, sensée contenir tous les ouvrages possibles et imaginables. Se posent alors les questions métaphysiques liées à un tel monde : à quel dessein sont voués les bibliothécaires ? Se trouve-t-il un livre qui résume tous les autres ? Qu'en est-il des différents courants de pensée quant à sa recherche ? Sur un ton doux-amer, c'est une véritable parabole du mysticisme et de la vanité de l'existence qui s'articule devant nous. Il est à noter qu'on trouve une référence à cette nouvelle, sans doute la plus célèbre de Borges, dans le roman Le nom de la rose d'Umberto Eco dans la description de la bibliothèque octogonale du monastère, et ce jusqu'au bibliothécaire aveugle Jorge de Burgos...
Je conseille aussi l'étrange Les ruines circulaires sur un magicien qui cherche à créer un autre homme, Funes ou la mémoire sur un paraplégique doté d'une mémoire illimitée (pour les lecteurs de L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau), les nouvelles policières Thème du traître et du héros et La mort et la boussole, et enfin le subtil Trois versions de Judas qui en étonnera plus d'un. Si ce sont ces quelques nouvelles qui moi m'ont personnellement marqué, je pense que chacun peut y trouver une source de réflexion. Car c'est de cela qu'il s'agit : le fantastique de Borges n'est que prétexte à une réflexion intense et surprenante (à moins que cela n'en soit que le produit). Il détourne un aspect de notre monde ou crée un nouveau monde de toute pièce, mais aborde toujours cela sereinement, avec érudition et détachement (ce qui le mène tantôt à l'humour, tantôt au désespoir, tantôt au cynisme). Et au final c'est notre propre vision du monde qui change : Borges nous apprend à voir autrement. C'est un sage qui use de ses nouvelles comme des paraboles philosophiques ; et si, comme pour toute parabole, le message n'est pas clairement énoncé (il n'y a que très rarement de morale), on a malgré tout le sentiment d'avoir suivi une leçon d'un sage et d'en ressortir plus humain.
[Une chronique de lecture de Jeff]